Récolte Urbaine
Un local associatif autoconstruit en bois-terre-paille à Montreuil
La construction de Récolte Urbaine, qui a impliqué Aline Laporterie et Ariane Cohin, a été le point de départ de l'enquête qui a débouché sur l'écriture du livre Pour une architecture des communs, autoconstruction et espaces collectifs. Nous proposons ici un récit de cette aventure.
L’INSTALLATION DE L’ASSOCIATION RÉCOLTE URBAINE À MONTREUIL
En 2013, Aline est responsable jeunesse au centre social associatif de la Boissière à Montreuil, en Seine-Saint-Denis [son portrait est disponible dans le livre]. Elle y organise entre autres des ateliers de cuisine pour les jeunes et réfléchit à des manières de faire le lien entre le potager et l’assiette pour sensibiliser enfants et adolescent·es aux enjeux environnementaux. Une virée de plusieurs mois dans des lieux collectifs écologiques lui permet de dessiner le projet associatif de Récolte Urbaine (RU) : un petit lieu d’accueil avec un potager et une cuisine pour les habitant·es de la Boissière, les jeunes notamment. Aline créée l’association en 2016 avec quelques ami·es, dont Antoine, kiné à mi-temps investi bénévolement sur le long terme.
Début 2016, Aline et Antoine repèrent une parcelle rue de la Montagne Pierreuse. C’est une friche d’environ 1600 m2, pleine de plantes invasives, de déchets et de gravats, à la lisière de la ZAC Boissière Acacia (Zone d’aménagement concerté, en réalité très peu concerté). Aline présente le projet associatif au service environnement de la ville de Montreuil pour demander la parcelle, mais reste sans réponse pendant plusieurs mois. En août 2016, l’agence d’urbanisme chargée de l’aménagement de la ZAC prend contact avec les deux associations intéressées par cette friche, Récolte Urbaine et le Faitout (qui souhaite ouvrir un café associatif). Un potentiel « jardin associatif » est intégré au projet de ZAC mais, à nouveau, les associations sont laissées sans nouvelles. Deux mois plus tard, Aline découvre un appel à projet d’urbanisme transitoire, TempO’, pour l’occupation de cette friche. Personne n’avait prévenu les deux associations. Incitées à travailler ensemble par la ville, elles décident de répondre à l’appel à projet. Les premières actions de Récolte Urbaine ont lieu cet automne-là, portées notamment par Aline, Antoine et Andréa – éducatrice spécialisée passionnée par la pédagogie, très investie dans l’association. En mars 2017, Récolte Urbaine et le Faitout obtiennent enfin les clefs de la parcelle. Les deux associations reçoivent les premières subventions et signent une convention d’occupation de trois ans avec la ville, qui est propriétaire, et la communauté de communes Est Ensemble. Très rapidement, les deux associations fonctionnent de manière indépendante.
A l’heure où nous écrivons, la Boissière est encore un quartier populaire. Dans le jargon politique, il est considéré comme un QPV, un Quartier prioritaire de la politique de la Ville. L’arrivée prochaine du métro et du tramway risque de provoquer un processus de gentrification, et ainsi de bouleverser le quartier. Pour les premier·es membres de Récolte Urbaine, il y a donc un fort enjeu à ce que le lieu valorise les pratiques locales et soit fréquenté par les habitant·es actuel·les du quartier. L'association est ancrée dans son territoire et dialogue avec les institutions sociales et les associations déjà implantées à proximité. Les objectifs de Récolte Urbaine évoluent donc peu à peu : au-delà de sensibiliser aux enjeux environnementaux, il s’agit surtout de créer un lieu de vie de quartier socialement inclusif. Les ateliers, les repas et les marchés sont toujours à prix libre afin que tout le monde puisse y avoir accès. Toutes les activités promeuvent l’autonomie, le faire-ensemble, l’entraide et l’auto-organisation. C’est une mise en pratique d’alternatives sociales et écologiques pour tou·tes et par tou·tes. Le projet initial de l’association est suffisamment ouvert pour laisser de la place aux initiatives : il permet à de nouvelles personnes de s’y greffer et de participer à son orientation. L’association « s’est complètement modelée au fil du temps, des rencontres et de l’accès au confort » explique une des membres fondatrices. Cet aspect s’avère central, et concerne aussi bien le programme des activités que la construction et l’aménagement de la parcelle. Expérimenter le faire en faisant, avancer petit à petit, et si c’était finalement cela le fond du projet ?
Pour pouvoir occuper le terrain, RU doit négocier avec la mairie le défrichement de la parcelle, qui est envahie de renouées (des plantes invasives, typiques des friches polluées). Après l'intervention des services techniques, l’association se retrouve sur un terrain nu, jonché de gravats et de déchets, sans raccordement à l'eau ni à l'électricité : pas facile d’y commencer des activités !
Aline rencontre Ariane, architecte [son portrait est disponible dans le livre], en cuisinant bénévolement pour une cantine solidaire qui a lieu dans un squat de Montreuil, la cantine du Tardigrade. C’est avec Ariane que RU se lance dans la construction des premiers aménagements, essentiels pour que le terrain puisse être utilisé : la pose d’un conteneur, puis la construction d’un auvent, d’une terrasse et d’une cuisine mobile. Le conteneur arrive d’abord sur la parcelle, car il faut dans un premier temps stocker du matériel et des outils en sécurité. La terrasse et l’auvent sont ensuite construits avec l’accord tacite de la ville, qui comprend que l’association a besoin de ces équipements pour respecter ses engagements en termes d’activités, bien que cela ne soit pas compatible avec les demandes d’autorisation d’urbanisme – c’est souvent le cas des occupations temporaires. Plusieurs membres de RU, accompagné·es par Ariane et Arthur, un jeune architecte charpentier, se lancent donc dans la construction de l’auvent. Leur investissement est en grande partie bénévole et le chantier n’est pas encore ouvert au public. Quelques connaissances viennent tout de même donner un coup de main. Cette phase de construction modeste et bricolée n’en demeure pas moins cruciale. Elle répond à un besoin primaire, celui de se protéger des intempéries, et permet d’investir progressivement la parcelle. Une cuisine provisoire est installée sous l’auvent afin d’accueillir les premier·es usager·e·s. Elle servira notamment pendant les prochains chantiers collectifs.
Arrive aussi la caravane des enfants. C’est en partenariat avec Rues et Cités, une association d’éducateur·ices de prévention spécialisée, que RU organise et anime un chantier éducatif pour la rénover. La caravane est repeinte et aménagée par une dizaine de jeunes des résidences voisines et devient un espace de jeu et de lecture dédié aux enfants et adolescent·es. Parallèlement à ces premières constructions, les membres fondateur·ices, des ami·es et des voisin·es de RU continuent à aménager le terrain, à arracher la renouée qui repousse sans cesse, intrépide, à déplacer les pierres qui jonchent le sol et à sortir les gravats de la parcelle.
Dès sa création en 2016 et en attendant d’avoir un local, l’association Récolte Urbaine propose des activités nomades : ateliers de cuisine et goûters avec des produits de récup’, ateliers créatifs et marchés solidaires. Ces actions sont mises en place dans l’espace public avec l’objectif d’aller régulièrement au contact des habitant·es du quartier. Caroline, professeure des écoles montreuilloise, organise régulièrement des ateliers sur une place du quartier. L’aménagement du terrain s’avère long et les membres de RU décident de construire une cuisine mobile en chantier participatif pour faciliter la mise en place des ateliers hors les murs. La cuisine est construite sur une remorque avec l’accompagnement d’Ariane, alors conceptrice et encadrante technique. Cet objet, très visible, permet à l’association et à ses membres d’être connu·es et reconnu·es dans le quartier. Le terrain, qui est toujours en chantier, peine quant à lui à être identifié. Des après-midi festives, les « Débuts de soiRU », sont organisées pour faire venir du public. Quelques membres de l’association, dont Cédric, professeur de physique-chimie dans un lycée voisin, s’y impliquent et proposent des temps de jardinage collectif, des concerts, des jams et des repas.
Ces premières expériences permettent à l’équipe de RU de mieux faire connaissance, d’améliorer la coordination du groupe et de s’entourer progressivement de quelques ami·es, voisin·es et curieux·ses. Une relation de confiance et de coopération s’instaure également avec Ariane, qui sera l’architecte du local d’activités : ce sont les premiers petits chantiers qui permettent l’émergence de ce projet de construction plus ambitieux. Comme le déclare Andréa : « Plus on construit des infrastructures solides et plus notre projet est solide. »
UN PROJET ET DES RÔLES QUI SE PRÉCISENT À RÉCOLTE URBAINE
Faire appel à un·e architecte n’aurait pas forcément été un réflexe pour Récolte Urbaine (RU). Ce sont la rencontre avec Ariane et les premiers temps de coopération autour de l’auvent et de la cuisine mobile qui ont permis l’émergence du projet de construction du bâtiment. Les ateliers hors les murs font des adeptes, mais un local d’accueil chauffé devient rapidement indispensable au développement des activités de l'association. Plusieurs pistes de projet sont imaginées. Il est d’abord envisagé de récupérer et transformer des maisons préfabriquées en bois, mais la récupération s’avère plus compliquée que prévu. L’idée de construire un local neuf fait son chemin et une réflexion autour des systèmes constructifs est entamée. Comment construire avec des matériaux peu onéreux et avec les moyens du bord un bâtiment réversible, le terrain étant occupé à titre temporaire ?
La construction de la cuisine de Récolte Urbaine est le premier projet d’Ariane en tant qu’architecte indépendante. L’association RU en est aussi à ses débuts, et Aline n’a jamais endossé le rôle de maîtresse d’ouvrage [voir la boîte à outils de notre livre]. Les expériences plus modestes des chantiers précédents ont cependant esquissé les contours d’une organisation de travail spécifique : Ariane et Aline ne souhaitent pas reproduire le schéma d’un chantier classique et entendent repenser ensemble leurs rôles et ceux des autres participant·es. Cette redéfinition de la répartition des tâches, certes laborieuse par moments, permet l’émergence d’un organigramme de projet taillé sur mesure qui correspond aux besoins du projet ainsi qu’aux compétences et appétences de chacun·e. « Ce n’est pas une relation architecte-client traditionnelle », observe Aline. L’architecte comme le collectif commanditaire outrepassent en effet les missions prédéfinies, par motivation et par engagement pour le projet associatif. Malgré un certain brouillage des rôles traditionnels qui accompagne les tâtonnements initiaux, une approche plus professionnelle finit par s'instaurer. Aline fait le lien entre l’architecte et les membres du conseil d’administration de RU, ce dernier étant le représentant décisionnaire de l’association. Elle se charge de la recherche des financements et s'intéresse aussi à des aspects techniques du projet : elle suit notamment la formation Pro-Paille, qui forme les concepteur·ices et artisan·es à la construction en paille.
L’esquisse du projet s’avère plutôt rapide. L’échelle envisagée est modeste et le programme relativement élémentaire : il s’agit de construire un bâtiment de 50 m2 pouvant accueillir du public, avec une cuisine pédagogique, un petit bureau, des espaces de rangement et une serre attenante. L’association n’étant pas encore constituée d’une large communauté d'usager·es, les personnes à impliquer dans les réflexions sont peu nombreuses. L’équipe réunie autour du projet prend le parti de faire un dessin assez sommaire afin que les membres de RU et les artisan·es puissent transformer le projet tout au long de sa construction. En effet, un dessin complexe et détaillé n’aurait pas permis la même souplesse et la même spontanéité. Comme le raconte Ariane, « tout se fait au fur et à mesure et en fonction des opportunités » : le détail des fenêtres, les mosaïques en façade, la serre ou encore l’ajout d’un escalier d’angle à l’extérieur. Une fois fini, l’espace reste polyvalent et appropriable.
La réflexion sur les matériaux occupe une place centrale au moment de la conception. Aline, qui a découvert la terre crue en Argentine, rêve de faire des enduits terre à Montreuil, mais ne pense pas que ce soit imaginable dans ce contexte. « La terre c’est beau, c'est écolo, mais c’est surtout ultra agréable à travailler et très accessible », explique-t-elle. Aline se rend compte que cette envie peut se concrétiser lorsqu’elle rencontre Ariane. Utiliser de la terre crue et des matériaux biosourcés en pleine ville s’affirme comme une envie commune, voire comme une évidence : après tout, il s’agit de construire un espace de sensibilisation aux questions environnementales. Le caractère temporaire de l’occupation a aussi un impact sur le choix des techniques constructives. L’association a pour obligation de remettre le terrain dans l’état d’origine si la convention prend fin. Il faut donc penser un bâtiment démontable et remontable ailleurs. Ariane propose à RU de construire une ossature et une charpente en bois traditionnelle avec une isolation en paille et des enduits en terre crue. L’ossature, la charpente, la tôle et quelques autres matériaux pourront ainsi être démontés, déplacés et remontés si besoin est, tandis que la paille et la terre pourront être répandues au sol. Si l’équipe n’a pas la prétention de s’inspirer de techniques de construction vernaculaires, des matériaux locaux et de réemploi sont tout de même privilégiés : la terre est issue de l’excavation de chantiers alentour, le bardage bois et les fenêtres proviennent de gisements de réemploi proches, et la paille de l’Oise.
L’idée de construire en chantier participatif s’impose d’elle-même : l’équipe du projet trouve assez naturel que tout le monde mette la main à la pâte. L’expérience d’Aline et Ariane, qui ont déjà participé à des chantiers collectifs en tant que bénévoles, facilite la mise en place de cette dynamique. Ouvrir le chantier permet d’impliquer les habitant·es du quartier et d’inviter à une appropriation collective, mais aussi de partager des savoir-faire et de sensibiliser, comme en témoigne Antoine : « Avoir fait une salle en bois, terre et paille en chantier participatif, c’est hyper original pour les gens du quartier, ça permet de montrer qu’on peut construire comme ça. » Ariane entame quant à elle une prise de conscience sur le lien entre les techniques constructives écologiques et une forte participation humaine (ou intensité sociale) : « J’avais plutôt tendance à opposer une démarche HQH (Haute Qualité Humaine) à une démarche HQE (Haute Qualité Environnementale) en me disant que, sur des projets à petits budgets, on ne pouvait pas faire les deux. Je me suis aperçue avec ce projet que ces deux aspects sont complètement conciliables, voire pratiquement indissociables. »
RÉCOLTE URBAINE : LES MAINS DANS LA PAILLE, LES PIEDS DANS LA TERRE
L’organisation des chantiers s’avère être une tâche assez conséquente pour les membres de Récolte Urbaine (RU), et notamment pour Aline. Ils·elles prennent des décisions à propos du projet architectural avec Ariane, suivent le budget, assurent l’approvisionnement des matériaux et organisent la venue des bénévoles et des artisan·es. C’est Ariane qui trouve les artisan·es accompagnateur·ices – celles·ceux-ci étant rares en Ile-de-France, la mission n’est pas simple.
Assurer un accueil convivial aux personnes participant aux chantiers devient un enjeu central pour les membres de RU qui portent le projet : il faut prévoir les repas du midi, s'assurer que tout est bien organisé et arriver à se rendre disponible pour parler du projet associatif. Les organisateur·ices sont majoritairement bénévoles, mais leur implication est plus conséquente que celle des personnes qui participent ponctuellement aux chantiers. Quelques un·es d’entre elles·eux réussissent à se rémunérer pendant les derniers mois du chantier. C’est le cas d’Aline, coordinatrice, et de Paul, Montreuillois initialement journaliste et vidéaste qui se reconvertit dans la cuisine. Celui-ci quitte son travail en 2019 et cuisine bénévolement pour les événements et les chantiers de RU. Il passe ensuite un CAP cuisine et devient salarié de l’association pendant deux ans.
Sur les premières phases de construction, une partie des bénévoles vient participer aux chantiers par proximité avec le milieu associatif montreuillois ou par amitié avec les initiateur·ices du projet. Le premier mode de communication est donc le bouche-à-oreille. Une autre partie des bénévoles prend connaissance du chantier sur Twiza, un réseau d’autoconstruction écologique en ligne. Certain·es viennent pour aider ou pour retrouver l’ambiance joyeuse qui accompagne souvent les chantiers collectifs, mais la plupart souhaitent spécifiquement s’initier à la charpente traditionnelle ou à la construction terre-paille. De nombreux·ses bénévoles rencontré·es sur le chantier de Récolte Urbaine ne travaillent pas à temps plein. Il faut en effet avoir du temps pour participer à un chantier bénévolement. Ils·elles peuvent être en recherche d’emploi, intermittent·es, retraité·es, travailleur·ses indépendant·es, et parfois dans une tentative de sortie temporaire ou durable du travail salarié, généralement avec la volonté de s’autonomiser, d’échanger des services, de produire soi-même une partie de ce dont on a besoin. Si des personnes de tous âges participent au chantier ainsi que de nombreuses femmes (autant que d’hommes, ce qui n’est pas encore le cas sur des chantiers conventionnels), les habitant·es du quartier ne sont pas majoritaires, ou du moins pas dans les premiers temps. Leur implication est pourtant un objectif important pour l’équipe à l’initiative de ce projet, motivée par l’éducation populaire et l’ancrage local de l’association. La tendance change sur les dernières phases de chantier : les activités sont plus régulières et mieux identifiées par les habitant·es. Les membres de RU se rapprochent également de partenaires sociaux locaux afin de proposer des modalités de participation qui permettent l’implication de personnes qui viendraient difficilement de manière bénévole.
La parcelle commence à être aménagée dès 2017. Les premières petites constructions sont érigées et le jardin prend vie, des bacs de culture hors-sol sont construits et une serre tunnel est installée. Jesse, devenu charpentier quelques années auparavant, après plus de dix ans passés dans le secteur de l’informatique, fait la connaissance d'Ariane en 2017, pendant les rencontres du Réseau pluriel de l'accompagnement à l'auto-réhabilitation (RéPAAR). Quelques mois plus tard, au cours d’une formation Pro-paille, c’est au tour d’Aline et Jesse de se rencontrer. Le charpentier accepte de participer au dessin du projet et d'encadrer le chantier charpente, qui commence en avril 2018. Pendant plus de deux mois, il accompagne les participant·es à tracer l’épure de la charpente (dessin technique tracé au sol permettant de représenter la charpente à l’échelle 1), à tailler et assembler l’ossature principale et l’ossature secondaire, puis à poser la couverture.
Jesse a déjà participé à plusieurs chantiers ouverts avec l’association REMPART (rénovation de monuments historiques), il a une forte appétence pour l’encadrement et la transmission de savoir-faire artisanaux. Il travaille de manière traditionnelle. Sa préférence pour les outils manuels est motivée par un souci pédagogique – l’apprentissage manuel facilite l’incorporation des bons gestes – et par une envie de cohérence entre l’usage de matériaux biosourcés et l’emploi de basses technologies. Il déclare : « Ce n’est pas forcément pour la beauté du geste. Le fait de réapprendre ces techniques-là fait qu’on se pose certaines questions qu’on ne se pose plus maintenant qu’on cherche à être rentable, à aller vite. Il y a des choses qu’on n’est pas capable de faire avec les techniques modernes, qui sont droites et rectilignes. » Jesse tient aussi à prendre le temps de réutiliser de l’ancien.
Antoine, qui participe assidûment à ce chantier, raconte que « Jesse prend vraiment le temps d’expliquer plein de trucs : il nous fait des petits topos au tableau, il met beaucoup d’énergie dans la formation ». Cédric, bénévole également membre de RU, professeur de métier, endosse un rôle d’intermédiaire et de vulgarisateur pendant cette étape, notamment lors de l’épure. Une équipe hybride entre professionnel·les et bénévoles se met en place et permet de fluidifier ce chantier relativement technique. Si elle fait des heureux·ses, l’énergie mise dans la formation provoque également quelques frictions : cette étape du chantier est plus longue que prévu, ce qui a des conséquences sur les étapes suivantes. L’équipe de RU, Ariane et Jesse clarifient ensemble les objectifs du chantier et conviennent d’un juste milieu entre les envies de transmission et la tenue des délais afin que le budget et le temps alloués à l’étape soient respectés.
Le chantier terre-paille est organisé entre septembre et octobre 2018. Ariane et Aline trouvent de la terre de réemploi sur des chantiers d’excavation environnants [les entreprises chargées d'excaver de la terre en donnent volontiers car cela leur évite de payer pour sa mise en décharge. Son transport a cependant un coût et certaines entreprises commencent à envisager de la vendre]. Aline explique : « On est allées de chantier en chantier, on a dû en faire une dizaine. On repérait les chantiers avec les grues. Tu ne sais pas si ça va marcher et ce que tu vas trouver, en termes de temps et de rentabilité c’est un peu un jeu. Ça s'est fait assez vite, en une journée à peu près, c’était surprenant ».
La pose de l’isolation paille et des enduits de corps en terre crue est encadrée par Pierre, formé à l’écoconstruction (OPEC) après avoir étudié l'architecture. Comme le dessin du projet n’est pas tout à fait figé et qu’il a une appétence pour la conception, Pierre suggère quelques détails constructifs. Il imagine notamment l'arrondi sur la partie supérieure des angles « en référence à la colonne grecque et à l’architecte Adolf Loos », et les grandes tablettes en bois sous les fenêtres. « J’ai même rajouté une structure en dessous pour qu’elles soient très larges. Je voulais qu’on puisse s’asseoir dessus pour lire un bouquin » raconte-t-il. Ce chantier est l’un des premiers que Pierre encadre. Avec le recul, il regrette de ne pas avoir employé plus de moyens techniques : une bétonnière, un échafaudage supplémentaire et une scie croco notamment. Il s’aperçoit après coup que ces dépenses auraient facilité la tenue des délais, et donc le respect du budget.
Après une longue pause, le chantier des enduits de finition reprend en mai et juin 2019. Plusieurs sessions d’une ou deux semaines sont organisées, pour une durée totale de cinq semaines. Cette étape est encadrée par Marion, maçonne spécialisée en terre crue qui s’est d’abord formée en Amérique du Sud, notamment avec le projet de sensibilisation et de formation itinérant Siendo Tierra, avant de passer un diplôme d’enduiseuse à Albi.
L’encadrement de Marion, et plus généralement le matériau terre crue, sont particulièrement appréciés par les bénévoles. Alain, bénévole qui souhaite monter un écolieu, a par exemple l’impression d’avoir acquis une autonomie et une capacité de reproduction : « avec la terre, j’ai été suffisamment présent pour ressentir les choses, savoir doser et pouvoir rectifier le tir s’il fait un peu plus chaud que quand on a fait les tests et qu’il y a une rétractation ». Marion prend soin de partager ses connaissances et de laisser tout le monde essayer, même si les participant·es ne restent que peu de temps. La terre n’est pas dangereuse – elle est même très agréable à travailler – et elle nécessite un outillage assez modeste, ce qui en fait un matériau très propice à un chantier participatif tout public. Caroline, professeure des écoles et membre de RU, a même pu faire découvrir la terre crue à ses élèves d’école élémentaire : « ce sont les enfants qui ont fait les mosaïques sous les fenêtres ! » Ces mosaïques n’étaient pas prévues initialement, elles sont nées des circonstances et d’une envie partagée.
Les travaux de second œuvre commencent en avril 2019, en parallèle des enduits de finition. Les menuisiers de l’Atelier 15-17, Anton, Victor et Vincent, se relaient pour assurer l’encadrement de ces chantiers. Anton a d’abord étudié à Sciences Po Toulouse, puis travaillé pour une compagnie de théâtre et repris des études de philosophie politique avant de se tourner vers la menuiserie. Victor a quant à lui fait des études d’architecture et pratiqué le dessin avant de rencontrer Vincent, qui l’a formé au travail du bois. Ce dernier, fondateur de l’Atelier 15-17, a passé un BTS en design et un diplôme d’architecture avant de revenir à la menuiserie, qu’il pratiquait déjà en autodidacte au cours de ses études. Autant dire que les trois menuisiers ont des parcours et des pratiques très pluridisciplinaires, ce qui explique en partie leur intérêt pour la conception et leur envie de travailler de manière peu conventionnelle. Victor raconte d’ailleurs que le premier chantier – qui consiste à poser du Fermacell [plaques de plâtre considérées comme un peu plus écologiques que le Placo] et à isoler le plafond – ne les intéresse pas vraiment d’un point de vue technique et qu’ils l’auraient généralement refusé dans un autre contexte, mais que « le fait que ce soit avec d’autres gens et dans une dynamique d’échange et de partage nous a donné envie ». L’Atelier 15-17 se charge aussi d’accompagner la pose du Velux et du bardage, ainsi que la construction des cloisons intérieures.
Deux artisans de la coopérative Alter-Bâtir [une CAE, Coopérative d'activité et d'emploi] sont ensuite missionnés pour réaliser l’électricité et la plomberie, sans participation de bénévoles cette fois, puis le chantier est mis en pause. Les caisses de l’association sont vides, il faut retourner chercher des subventions. Les travaux reprennent quelques mois plus tard avec la construction du mobilier de la cuisine. Celle-ci est à peine terminée quand la crise du Covid éclate. Il faut attendre juin 2020 pour que soient construits les aménagements extérieurs, toujours avec l’Atelier 15-17 : la terrasse, la serre, la rampe, les toilettes sèches et les derniers auvents.
Le dessin de certains éléments évolue parfois sur le chantier, grâce aux apports des bénévoles et des membres de l’association présent·es : la pose d’un vélux est par exemple décidée au dernier moment. Sur une autre étape dont la résolution technique est un peu complexe (la porte principale et ses volets, qui rencontraient la terrasse et le bardage), la conception et la construction s’effectuent simultanément, sur place, en présence d’un des menuisiers et d’Ariane, l’architecte. « Ce ne sont pas de gros changements, mais le projet évolue en se construisant, et ça, c’est très agréable » raconte Victor. Une relation de confiance se tisse en effet entre Ariane et les menuisiers, qui participent encore davantage à la conception lors des dernières étapes de chantier, notamment pour les aménagements extérieurs. Le fait que le chantier se fasse avec des bénévoles influence leur manière de penser la construction. Victor dessine par exemple une serre composée de modules à assembler au sol, de manière à réduire au minimum le travail en hauteur, plus dangereux. Avoir appris la menuiserie en autodidactes les rend peut-être plus aptes à accompagner des néophytes, suggère le menuisier : « Je ne vais jamais être dans le jugement ou dans le donner-des-ordres, je vais plutôt avoir tendance à dire que ça on peut par exemple le faire de telle manière. Ça induit peut-être plus d’échanges. Les gens se sentent plus libres de proposer des choses, c’est assez plaisant quand ça se passe. »
Pendant les dernières étapes, le chantier continue à être participatif mais la tenue des délais passe avant la transmission pour des raisons de temps et d’économie. Le nombre de bénévoles accueilli·es est revu à la baisse au cours des derniers chantiers, qui s’avèrent plus efficaces. En plus des bénévoles ponctuel·les, deux stagiaires et un membre de l’association sont présents presque tout au long des chantiers de second œuvre encadrés par Marion et par l’Atelier 15-17. Ils acquièrent une bonne expérience et le goût de ce métier, au point que l'un d’eux se dirige vers une formation professionnelle en écoconstruction.
Récolte Urbaine a accueilli une centaine de participant·es depuis le début des chantiers et la salle est terminée en 2020. Mais l’association n’en finit pas de transformer les lieux ! Une partie de l’équipe rêve depuis le début d’un four à pain en terre crue. Marion la maçonne est donc de retour en 2021 pour encadrer une nouvelle étape de chantier. Aline, aidée de deux volontaires en service civique, organise à nouveau le chantier participatif ; elle accueille les participant·es, s’occupe de l’approvisionnement en matériaux et prépare les repas. De nombreux·ses habitant·es du quartier fréquentent maintenant l’association. Oumou, qui vient le mardi avec son bébé au marché solidaire, participe au chantier du four alors qu’elle n’a jamais eu l’occasion de bricoler. Elle apprend à utiliser une meuleuse et une scie circulaire, et maçonne une voûte de briques pour la bouche du four avec Marion et Perrine, qui participe bénévolement à quelques chantiers pendant qu’elle commence l’enquête pour ce livre. Un auvent dédié au bricolage voit le jour dans un coin du jardin. Victor, de l'Atelier 15-17, encadre ce chantier éducatif avec l’aide d’Antoine, membre de RU. Plusieurs jeunes Montreuillois·es en difficulté, âgé·es de 16 à 25 ans, sont mobilisé·es par des partenaires sociaux : Rues et cités (éducateur·ices de prévention spécialisée), L’école enchantiée (accompagnement social et scolaire d’enfants Rroms) et La Casa (accompagnement de jeunes mineur·es isolé·es). Les jeunes participant·es reçoivent une gratification pour leur travail.
Antoine, qui s’est pris de passion pour le travail du bois, continue avec d’autres bénévoles à bricoler et à adapter les lieux aux usages qui s’expérimentent ou s’affirment : de la signalétique et des décorations apparaissent, des meubles adaptés au marché de fruits et légumes sont construits. La parcelle et la salle d’activités sont habitées et appropriées, l’incrémentalisme qui nous est cher se vit et s’observe dans ce bâtiment. Le local de Récolte Urbaine devient aussi un outil de sensibilisation à des manières de construire collectives et écologiques.
Si le chantier et les débuts de l’association n’ont pas été de tout repos – toutes les personnes liées au projet ont à un moment ou à un autre eu l’impression d’être dépassées sur les plans économique, matériel, temporel ou émotionnel – ils·elles ont aujourd’hui le sentiment que cette aventure collective leur a apporté des compétences et de la confiance. Ce projet a constitué un tremplin vers d’autres horizons personnels ou professionnels pour beaucoup d’entre elles·eux, mais il reste avant tout une histoire de liens et d'amitiés.
INSCRIRE RÉCOLTE URBAINE DANS LA DURÉE
Il y a la queue pour remplir son panier, c’est mardi et le marché solidaire bat son plein. Choux, carottes, framboises et ananas : la récup’ du matin à Rungis est plutôt généreuse. Récolte Urbaine (RU) prend des airs de fourmilière, ses membres s'activent de toutes parts dans le jardin. En fin de journée a lieu la réunion des bénévoles, puis une réunion du conseil d’administration. La semaine ne fait que commencer, restent à venir un atelier de rue, le jardinage, l’accueil des scolaires et, pour finir, la cantine à prix libre du samedi. Si les habitant·es du quartier ne sont pas beaucoup venu·es pendant les premiers chantiers, nombre d’entre elle·eux sont maintenant très impliqué·es : l'existence d'un espace confortable ouvre de nombreux possibles et permet à des initiatives de voir le jour. Un noyau d’une vingtaine de personnes participe à l’organisation des activités et aux réunions bimensuelles. Le CA s’agrandit et la gouvernance évolue doucement vers une autogestion habitante, bien que l’équipe hybride mêle bénévoles, salarié·es et volontaires en service civique.
Le cadre temporaire dans lequel le projet s’est initialement inscrit implique des attentes institutionnelles qui influent sur l’évolution de l’association : demandes de subventions, réponses à des appels à projets, évaluation des actions mises en place, notamment. Le temps passé en tâches administratives est conséquent et difficile à assumer de manière bénévole. Certain·es membres à l’initiative de RU, comme Aline, ont moins de temps disponible sur le terrain, ce qui crée parfois un décalage entre ce pourquoi ils·elles ont voulu monter l’association et ce qu’ils·elles y font réellement. Ils·elles ressentent le besoin d’agir avec les habitant·es et partenaires locaux pour que les activités restent pertinentes au vu des besoins propres au quartier. Force est de constater qu’en répondant aux contraintes institutionnelles, le projet risque de perdre un peu de son essence.
Le collectif sait par ailleurs que l’octroi de cette friche n’est pas une faveur accordée par les pouvoirs publics, mais bien un moyen de déléguer des actions sociales et environnementales qu’ils ne prennent pas ou plus en charge. Andréa, éducatrice spécialisée qui se consacre au lien avec les jeunes, alterne entre bénévolat et investissement salarié au sein de l’association. Pour elle, travailler dans ce cadre associatif est une manière de faire un travail social alternatif à celui des institutions et des grosses associations, qu’elle trouve trop bureaucratiques et centrées sur des objectifs quantitatifs. Mais l’énergie déployée pour créer ce cadre questionne. Si ce travail social s’avère essentiel, devrait-il être mieux soutenu par les pouvoirs publics ? L’association peut-elle garder son autonomie politique si son fonctionnement est lié à un soutien économique institutionnel ? Comment ne pas se détourner du travail de terrain lorsque la survie économique de la structure dépend de démarches administratives chronophages ?
Récolte Urbaine s’interroge aussi sur les possibilités de rester durablement sur le même terrain. L'aventure de l’association a commencé dans une brèche spatio-temporelle : l’occupation temporaire d’une friche, un délaissé résultant d’un projet immobilier densificateur, le projet d’aménagement de la ZAC Boissière Acacia [la ZAC est dite écoquartier bien qu’elle comporte de nombreux immeubles de grande hauteur, tous construits en béton]. L’ancrage local et l’implication des habitant·es du quartier suffiront-ils à conjurer le sort de l’urbanisme temporaire et de la pression foncière ?
C’est le pari qu’ont fait les personnes impliquées au sein de RU lorsqu’elles se sont lancées dans la construction du bâtiment, construction qui s’est avérée longue et coûteuse. Ils·elles sont convaincu·es qu’il faut opposer de la durabilité aux modèles précaires proposés aux associations, explique un·e des membre du collectif qui espère que le local survivra : « C’est temporaire jusqu’au moment où ce n’est plus temporaire ». L’équipe de RU espère aussi qu’avoir construit dans le respect des normes (ERP notamment) aidera à négocier une pérennisation du lieu. La première convention d’occupation précaire, signée en 2017, permettait à l'association d'occuper la parcelle au maximum pendant 6 ans. En 2022, RU signe pourtant une nouvelle convention de 5 ans, après avoir déjà occupé le terrain pendant 5 ans ! Le jardin et le local de RU ne sont donc pas en danger malgré une situation qui reste relativement précaire.