Le Moulinage
A Chirols, des outils de démocratie directe qui permettent des usages et implications variés
Le Moulinage de Chirols est un tiers-lieu ardéchois géré par une association et une coopérative qui regroupe des activités artistiques et artisanales, de l’habitat participatif et des espaces d'accueil. L'association du collectif du Moulinage a été créée en 2016 dans le but d'investir et de réhabiliter le bâtiment, un ancien moulinage de plus de 5000 m2. Il a été acheté en 2019 par une Société coopérative de production (SCOP) qui loue les espaces d'ateliers et d'habitation à des personnes et structures, et les espaces communs à l'association. La plupart des usager·es régulier·es détiennent des parts dans la coopérative. Les chantiers ont commencé mais devraient encore s’étaler sur de nombreuses années au vu de l’ampleur du projet. A l'été 2021, nous avons interrogé Alex, paysagiste, et Juliette, artiste du spectacle, membres du collectif du Moulinage depuis ses débuts ou presque.
Ariane & Aline : Pouvez-vous nous raconter l'historique du projet, et sa gouvernance ?
Alex : Le projet est né de la rencontre entre Antoine et Sylvain, du collectif d’architectes Quatorze, et Juliette et Guy, qui voulaient créer un lieu culturel indépendant. Ils ont flashé sur le Moulinage. Au début, on voulait acheter le lieu avec une association. Puis on a envisagé un partenariat avec la mairie de Chirols et la communauté de communes pour acheter ce bâtiment via l’Établissement public foncier (EPORA), ce qui aurait permis que 25 à 70% du budget d’investissement, de dépollution et des grosses démolitions soient pris en charge. Mais le bâtiment aurait dû rester public : la mairie aurait eu quatre ans pour le racheter à l’EPORA, et on l’aurait racheté à la mairie. Mais l’EPORA nous a dit que le pourcentage pris en charge ne serait décidé qu’après travaux, et la commune n’avait pas les moyens financiers de prendre ce risque. Le bâtiment était en liquidation judiciaire, l’EPORA avait déjà fait une offre au tribunal de commerce. La machine était déjà lancée. On a décidé de faire une contre-offre à 200 000 €, mais la mairie de Chirols et la communauté de communes nous ont demandé de ne pas acheter sous forme associative mais plutôt de monter une entreprise. On a donc créé une coopérative, une SCOP SAS. C'est une entreprise classique, mais sa gestion est horizontale, une personne égale une voix. La coopérative est propriétaire du foncier, et l'association gère les activités du lieu.
Juliette : On a mené un gros chantier pour faire reconnaître l'association d'intérêt général afin de recevoir des dons défiscalisés. Mais les impôts nous ont dit que ça n’était pas possible car elle est trop en lien avec une société de droit commercial. Si on était en SCIC ce serait peut-être mieux passé [voir la boite à outils liée à la question foncière dans le chapitre 4 de notre livre Pour une architecture des communs, autoconstruction et espaces collectifs, bientôt publiée sur la page ressource].
Pour l'instant, la coopérative détient le foncier, elle est en lien direct avec les personnes qui ont ou qui auront un usage privé d'appartements ou d'ateliers, et loue les espaces communs à l'association du Moulinage. La location est déjà payée pour dix ou quinze ans grâce à des subventions que l'association a reçues pour la charpente, pour les fenêtres, etc. C’était problématique que l’association qui gère les communs paie la toiture d’un lieu où il y a aussi de l'habitat privé. Mais l'association veut que le lieu existe, et si on a une charpente en face qui est pourrie, le lieu ne peut pas exister. Ce montage financier, où l’association avance des loyers, permet de compenser le fait que l'association participe autant au financement du gros œuvre, pas seulement sur les espaces qu'elle va gérer.
Sur le financement global du lieu, quelle est la part des contributeurs, des subventions, et d'éventuelles autres rentrées d'argent ?
Juliette : On pourrait grossièrement dire qu’il y a 1/3 de fonds propres de particuliers, 1/3 de subventions et de mécénat, et 1/3 d'emprunts. On espère pour l’instant fonctionner uniquement avec des emprunts citoyens, qui sont des apports à la coopérative. Il y a aussi des dons qui sont faits à l’association, ils sont fléchés vers les espaces communs et culturels – la salle de spectacle, l'espace d'accueil pour les résidences, l'espace cantine, l'atelier arts plastiques, l’épicerie solidaire.
Alex : Pour devenir coopérateur, il y a une part sociale minimum à verser immédiatement. Elle est de 500 € pour les œuvriers [sympathisants, amis, personnes qui n’occupent pas le lieu au quotidien mais viennent régulièrement et souhaitent avoir une place dans la coopérative], de 1000 € pour les porteurs d’activités et de 3000 € pour les habitants. En plus de ça, les habitants et porteurs d’activités contribuent financièrement aux espaces communs qu'il faut aussi réhabiliter, à hauteur de 15 000 € par adulte au moment de rejoindre le projet. Pour les habitants ou porteurs d'activité, il y a aussi un apport proportionnel au nombre de m2 d’espace privé qui sera utilisé [en 2021 : 616 €/m2 pour les apparts et 260/m2 pour les ateliers]. Le rythme des apports dépend de la situation de chacun [il est possible de payer au fur et à mesure]. Une fois qu'on aura payé ça, il n’y aura plus que les charges à payer. Personne n’est propriétaire de son logement ou de son atelier, c'est la coopérative qui l'est.
Le temps de travail mis dans le lieu est-il libre, imposé, et/ou déduit des apports financiers ?
Alex : L'utopie au début c'était de prendre en compte le fait que certaines personnes n’ont pas d'argent mais beaucoup de temps, et d'autres pas de temps mais de l'argent. A un moment s’est posée la question des parts en industrie [apports en industrie] – c'est-à-dire de transformer le temps passé en valeur ajoutée – comme quand tu retapes une maison, tu la revends plus cher. Sauf qu'on s'est dit que si on faisait ça, ça allait créer de la spéculation : dans trente ans, le lieu allait être gentrifié. Et c'est tout le contraire de ce qu'on veut. C’est un choix déterminant qu’on a fait : on y passe du temps mais on repartira avec l’argent qu'on a mis au début, même si le lieu a pris de la valeur entre-temps. Ça permet à des gens qui n'ont pas beaucoup de moyens de pouvoir continuer à venir faire vivre le lieu et d’éviter ce phénomène de gentrification. On ne sait pas si ça marchera, c'est un test, mais on essaie de tenir ce côté anti-lucratif et anti-spéculatif. Tout le temps de travail qui est mis dans le projet est donc bénévole, il n'y a pas de parts en industrie. On comptabilise tout de même notre temps de travail pour les demandes de subventions, pour le valoriser et pour montrer que c'est du travail.
Juliette : Dans le pacte d'associés, qui est proche d’un règlement intérieur, on précise comment reprendre ses apports financiers et on s'engage aussi à un certain nombre de jours de travail volontaire [que le collectif nomme parts V], qui varie en fonction de la surface réservée. Tout le monde s’est engagé à fournir des jours de travail, dont 60 jours minimum par an pour les communs. Ce sont des règles qui ont surtout été pensées pour se sécuriser au cas où l'un de nous ne ferait rien : on pourrait statutairement dire « là tu remplis ne pas ton engagement en parts V ». Il se trouve qu’on est plein à avoir explosé nos parts V. On les compte toujours, de manière plus ou moins rigoureuse en fonction des uns et des autres. C'est approximatif, mais c'est une reconnaissance de ce qu'on estime avoir apporté, vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi. Ces apports en temps de travail concernent le chantier, la gestion, la communication, l'aménagement des espaces de vie (dont le jardin)... Ça fait des garde-fous. On essaie de bien faire les choses, des fois on se rend compte du décalage avec la réalité. En même temps on le maintient, parce que ça nous fait des repères et parce que ça permet de dialoguer avec des gens qui auraient ces codes-là [des codes comptables].
Les différences d’implication et d’apports doivent être complexes à gérer ; j'imagine qu'il y a des gens qui en font beaucoup plus que d'autres. Comment est-ce que ça s’équilibre humainement ?
Alex : On parie sur le temps. Ceux qui sont arrivés les premiers sur le lieu ralentissent maintenant, et une nouvelle vague arrive. C'est aussi un pari sur le fait qu'il faut que ça se renouvelle. Et ça repose sur la confiance mutuelle.
En termes d'engagement financier, il y a des gens qui ont mis un gros apport et qui ne savent pas s'ils vont habiter là ou pas, mais qui ont une générosité et une confiance dans le groupe assez folles. Ceux qui ont mis beaucoup d’argent deviennent un peu des leaders bienveillants, mais ils rappellent aux autres que ça ne leur donne pas plus de droits. Parce qu'il y a des gens qui se mettent en position d'infériorité vis-à-vis de ceux qui ont mis plus d’argent et qui leur demandent toujours leur avis pour faire quelque chose.
Comment se passe la cooptation de nouveaux membres ?
Alex : On s'est dit que c’était important de bien se sentir humainement, d’avoir des valeurs en commun. Au début, il fallait s’impliquer pendant au moins trois week-ends dans des commissions [des groupes de travail], et au quatrième weekend, il y avait cooptation ou pas. Ce n'était pas beaucoup, mais ça a plutôt bien marché parce qu’à ce moment-là il y avait peu de monde, donc en trois weekend tu rencontrais vraiment tout le monde. C'est à partir du moment où le lieu a été acheté que ça été plus compliqué. Il y a des bénévoles qui venaient et voulaient s'impliquer plus dans le projet, mais les plénières étaient plus diluées et ça ne laissait pas le temps à tout le monde de se rencontrer. On a donc reformaté le processus de cooptation. Maintenant, à partir du moment où quelqu'un fait une demande de cooptation, il peut se passer un an. Cette lenteur et le fait d'être franc fait que le noyau est super solide [il y a une vingtaine de coopérateurs en mai 2021]. Mais l'humain passe avant les statuts, il y a parfois des résidents qui ne savent pas s’ils veulent devenir habitants ou coopérateurs mais qui s’impliquent et avec qui ça passe très bien humainement ; et des coopérateurs qui ne sont pas encore installés ici à l'année.
Et comment ça se passe si quelqu’un veut quitter la coopérative ?
Juliette : On s’engage à ne pas redemander nos apports pour les cinq ans à venir, pour qu’on se consolide. La coopérative s'engage, dans la mesure de ses moyens, à rendre les apports en trois ans et trois versements maximum. Pour ceux qui ont mis de gros apports, ça va être compliqué de les reprendre tant qu’il n’y a pas d’appartements finis et avec eux de gens qui prennent des parts. On sait qu'on prend aussi ce risque là en soutenant le projet financièrement à son début.
On a aussi un système d'apport mensuel : ceux qui n’ont pas d’apport cash peuvent mettre un peu d'apport chaque mois en fonction de leurs revenus. Ils peuvent compléter ces apports pendant dix-sept ans maximum. On a décidé qu'on pourrait éventuellement rendre mensuellement les apports mensuels, pour que d'autres personnes puissent arriver dans cette même situation.
Comment vous organisez-vous pour prendre des décisions ?
Alex : Il y a des plénières un week-end entier par mois, c'est là qu'on prend les grandes décisions, qui concernent vraiment tout le monde. Il y a aussi différentes commissions : juridique, gestion, communication, chantier, architecture. Des décisions peuvent être prises dans les commissions, à partir du moment où ça n’impacte pas tout le reste. Maintenant on sait mieux ce qui est de l'ordre des choses à valider en plénière ou en commission. On est tellement nombreux, il faut se faire confiance et se répartir les tâches pour que le projet avance !
Juliette : La première demi-journée des plénières est vraiment axée sur des questions humaines, il y a un temps de météo [la météo intérieure consiste en un tour de parole où chacun exprime son état émotionnel], puis on parle des éventuelles tensions ressenties. Après on passe en commissions. A la fin du week-end de plénière, il y a généralement une liste de décisions prioritaires à prendre. On prend les décisions par consentement, ce n'est pas « qui est pour » mais « est-ce que quelqu'un s'oppose à ? » Maintenant il y a aussi des réunions vie quotidienne avec les résidents, sur le ménage, la cuisine, etc.
Peux-tu nous parler un peu du phasage du projet de rénovation ?
Juliette : Le chantier a commencé en avril 2019. Quand on est arrivés, il n'y avait pas d'électricité, pas d'eau, pas d'épuration, pas de toilettes. On était dans un lieu en friche. Notre réalité financière fait qu'on est obligés de phaser le chantier et qu'on ne peut pas tout faire d'un coup. Les espaces que l'on appelle temporitifs [temporaires-définitifs] prennent une place énorme, et en même temps on est ravis de ça car ils permettent au lieu d’exister alors qu’on ne sait pas combien de temps le chantier va prendre.
Alex : On a mis en place une base de vie qui permet d’habiter, de prendre le temps de vivre le bâtiment, de savoir comment il fonctionne. Des fois c’est fait de manière très organique, un peu bricolée, et en même temps les gens ont été en capacité de récupérer des matériaux et de construire une base de vie en un temps record, en apprenant par eux-mêmes. Pour tous les gens du collectif, il y a une curiosité et une culture d'apprendre à apprendre, même si ce n'est pas ton corps de métier. L'an dernier par exemple, on a fait une semaine de workshop sur l'isolation, et la brique de chaux chanvre est arrivée en tête de nos ambitions. Guy [qui n’est ni artisan ni architecte] s'est passionné pour ça, il a fait des moules, et nous a dit « et si on les faisait nous-même ? »
Juliette : Il y a toujours une ligne de tension – ou de dynamique pour ne pas utiliser un mot négatif – entre une vision à court terme et une vision à long terme. On a besoin d'un peu plus de confort pour continuer dans ce projet car habiter sur le lieu c’est très énergivore, donc ce serait bien qu'on fasse des appart’ plus vite. Mais on n’a pas beaucoup d’argent, donc aller vite voudrait dire faire des appartements de moins bonne qualité, d'un point de vue écologique par exemple, alors que c’est une de nos valeurs de rénover ce bâtiment de manière qualitative. On essaie de naviguer entre tout ça. Et puis le bâtiment nous rattrape, on se rend compte qu'il y a plein de choses à gérer qu’on n’avait pas envisagées au début. Si on veut faire du long terme, il faut qu’on accepte de prendre le temps, pour qu'on soit sûrs de ce sur quoi on construit. On a trouvé un compromis, une aile va rester un certain temps en friche, elle pourra accueillir de l'habitat temporaire – des chambres plus spacieuses que les caravanes – et sur l'autre aile on va faire du définitif, pour le long terme.
Alex : Se projeter sur le long terme nous fait du bien, et en même temps il n’y a rien de plus beau que de pouvoir accueillir un spectacle, même dans une salle qui n'est pas finie. La vie et le nombre de gens qui sont passés par là depuis l’ouverture du lieu, c'est fascinant, c'est très beau. Il faut garder ces deux trucs-là en parallèle.
Comment se passe la vie quotidienne ?
Juliette : On essaie de préserver les bulles de chacun mais on se rend compte aussi de la force que ça a une vie un peu communautaire. Le but c’est d’avoir nos espaces privés, tout en allant des fois à la cantine collective ou dans des espaces communs. On voit les limites à vivre comme une grosse colocation, en plus il y a beaucoup d'accueil. Mais en même temps on voudrait éviter que la génération d'après ne se retrouve avec des gens dans des apparts et peu de communs. C'est une préoccupation qu'on a, on veut garder du commun pour les acteurs d'après, maintenir un lien entre les habitants et les activités.